PAM a rencontré le directeur musical des soirées Hip Hop Symphonique, qui invitent des rappeurs à se produire accompagnés par l’Orchestre Philharmonique de Radio France et le groupe the Ice Kream. Interview.
Le 22 décembre, la sixième édition du Hip Hop Symphonique sera diffusée sur Canal+. Une première pour l’évènement qui réunit la crème de l’ancienne et de la nouvelle génération du hip-hop dans l’Auditorium de la Maison de la radio et de la musique. Cette année, ce sont Dinos, MC Solaar, Doria, Laeti, Benjamin Epps, Selah Sue et Bisso Na Bisso qui ont été invités à croiser le mic avec l’orchestre Philharmonique de Radio France, dirigé par Dylan Corlay, et l’incroyable live band The Ice Kream. À sa tête, Issam Krimi (pianiste-compositeur-producteur), directeur artistique et musical de l’événement.
Grandi en région parisienne, cet érudit a fait le conservatoire en musique classique et en jazz, a étudié la musicologie, s’est abreuvé de rock et de rap et comprend la musique autant qu’il la ressent. Ainsi il a travaillé avec les plus grands artistes du rap français (c’est à dire de la pop française d’aujourd’hui) : Ninho, Dadju, Soprano, Soolking…, compose des musiques de films documentaires, enseigne au Conservatoire de Paris 20ème et orchestre une rencontre pluridisciplinaire autour du Hip Hop Symphonique.
Quelques jours après cet événement, quand il retrouve un peu de temps pour lui, je rencontre Issam Krimi « Aux Ours », une brasserie du 20ème arrondissement de Paris qu’il a l’habitude de fréquenter. Il est 9h, autour d’un café et d’un croissant, et la courte discussion prévue s’étend finalement plus d’une heure sans qu’on s’en rende vraiment compte. Entretien avec un artiste polyvalent, plus fasciné par la créativité et le potentiel universel de la musique, que par un style en particulier.
Comment sont choisis les morceaux des sessions Hip Hop Symphonique ?
Avec les artistes, on discute autour de deux critères : d’abord (il faut) que les deux titres les représentent. Ensuite, qu’ils fonctionnent en symphonique. Ça, je peux le voir, je sers à ça. C’est plus difficile pour l’artiste, à part pour certains, comme « Chill » d’IAM (Akhenaton, ndlr). Je savais qu’il faisait beaucoup de musiques de film, et j’ai compris pourquoi. Il a une grande sensibilité, une grande compréhension de la musique.
Quand on dit qu’on va faire du Hip Hop symphonique, beaucoup ont le réflexe de choisir des ballades… Alors qu’en réalité, il y a des morceaux trap, beaucoup plus thug, qui vont sonner dix fois mieux en symphonique qu’une ballade. Mais c’était plus difficile à faire comprendre, donc on en a moins eu cette année. C’est pour ça que j’ai rééquilibré avec « Peach » et « Pas un nuage » sur le set. Je ne voulais pas que ce soit une succession de ballades car ça ne met pas en valeur le show, ni l’artiste. Après l’écriture, j’ai vachement travaillé à recréer du relief pour que, lorsqu’un artiste vient, on ait l’attention sur lui.
Et ensuite, comment parviens-tu à transposer ces morceaux créés à partir de machines, en partitions pour un orchestre symphonique ?
Une fois qu’on a les titres, je rentre dans une phase solitaire. Je pose la base de l’arrangement, le relevé des notes, la réécriture… Ensuite vient la phase d’orchestration, avec Camille Pépin (compositrice, co-orchestratrice du Hip Hop Symphonique, ndlr), qui est assez importante. Après, on livre les partitions, puis je retourne voir les artistes pour leur montrer l’évolution et préparer le show.
Est-ce davantage à l’orchestre, ou aux rappeurs de s’adapter à l’autre ?
C’est toujours les deux. Mais on a quand même une génération d’artistes qui fait peu de scène. Là, en une soirée, ils font une scène à 360, où ils voient chaque visage, chaque détail compte ; ils sont habitués à avoir un DJ, là ils ont 60 musiciens derrière eux ; il jouent parfois dans des salles où le son est pourrave et faut gueuler dans le micro… Là le son est calibré, t’as tes retours dans les oreilles… En terme de sensations, c’est le jour et la nuit.
Donc je les prépare à ça, j’essaye de comprendre leur sensibilité. Ce qui va faire que ça va fonctionner, c’est que tous les humains sur la scène se sentent bien dans leur art. C’est la subtilité sur le dernier finish avant le concert.
Cet évènement ouvre la porte d’un grand auditorium à un milieu musical qui n’en a pas forcément l’habitude. Dans l’imaginaire collectif, le milieu des grands auditoriums et de la musique classique s’oppose au milieu du hip-hop. Avec cet évènement, est-ce qu’il y avait cette volonté de mélanger deux univers et publics ?
Il y a un truc qui est marrant avec la musique : c’est un art qui n’a évolué et ne s’est bonifié qu’avec le métissage. Son érudition est liée à ça. Des chants grégoriens à Bach, en passant par Mozart… Ce qui fait le côté exceptionnel de la réunification du hip-hop symphonique, c’est que la France est un pays qui cloisonne ses musiques. Dans mon vécu, c’est pas exceptionnel. C’est un des seuls terrains où je peux être moi-même, sans me poser de questions. Je peux convoquer le talent de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, des musiciens de The Ice Kream, qui viennent du gospel ou du jazz et jouer avec des rappeurs que j’écoute et qui sont les grands artistes pop d’aujourd’hui.
Après je vais pas nier le symbole qui peut exister : dans un lieu qui est un temple où on ne joue que symphonies, tout d’un coup il y a du rap. Et ça me fait plaisir aussi de me dire qu’il y a des gens qui sont venus voir Ninho ou SCH et s’ils reviennent ils verront une symphonie de Mahler (rires). Et aussi, dans l’orchestre, ça s’est rajeuni, beaucoup de musiciens écoutent Ninho, connaissent SCH… Même les plus anciens viennent me voir en me disant « Issam, j’ai mon fils qui aimerait vraiment venir parce qu’il est fan d’untel ». L’autre jour, l’un d’eux me disait « j’étais en repas de famille, je disais que j’avais joué avec tel rappeur et tout le monde m’écoutait. D’habitude tout le monde s’en fout alors que je suis musicien d’un des meilleurs orchestres du pays. » (rires)
Bien que tu contrôles quasiment tout dans la création et la réalisation de cet événement, est-ce qu’il t’arrive d’être surpris ?
Tout le temps. Écrire soigneusement ou travailler avec beaucoup d’attention, c’est pas forcément contrôler pour moi. C’est faire les choses bien. Et ça permet à tout le monde de se retrouver dans une situation où il peut s’exprimer librement. S’il n’y avait pas cet espace d’expression et d’épanouissement, ça ne fonctionnerait pas. Pour que ça devienne un espace commun, il faut que chacun soit dans son registre avec le plus de naturel possible, sans avoir l’impression de se dénaturer ou se fourvoyer. C’est surtout ça que je veux faire. Après, comment l’espace commun arrive par magie ? Je n’ai aucun contrôle là-dessus et c’est ça qui est génial. Quand on commence à jouer et que j’entends que ça marche, ça me fait sourire. Même sur des morceaux tristes, tellement je suis content de ce qui se passe, je souris, alors qu’à l’image ça passe pas (rires).
Tu disais d’ailleurs, dans une interview pour l’Abcdrduson, que le hip-hop est vraiment l’endroit où on peut s’amuser. Comment arrives-tu à conserver cet esprit dans un environnement aussi studieux et millimétré qu’un auditorium, avec un orchestre symphonique?
Je pense que c’est un truc d’image : t’as vu comment sonnent les prods de rap américain ? Je pense qu’il y a beaucoup de prods de rap américain qui sont plus méticuleuses que le Hip Hop Symphonique. Quand ils font le « Sacre du printemps », que tout le monde va voir comme on va à l’église le dimanche matin, ils le jouent bien quand ils s’amusent et donnent quelque chose d’eux-mêmes. C’est la même par rapport au Hip Hop Symphonique : quand le Philharmonique matche avec tout le monde, The Ice Kream et les artistes, c’est quand ils trouvent une énergie similaire à celle qu’ils mettent sur une symphonie de Stravinsky. C’est là que ça marche et qu’ils kiffent.
Après, la différence, c’est le public du hip-hop. Il n’y a pas meilleur public toutes catégories confondues, il est généreux. J’ai fait du jazz, je connais le milieu de la chanson, je vais voir beaucoup de concerts… Quand tu vois certains rappeurs qui sont très mauvais sur scène, c’est le public qui fait le taf. Ils ont le meilleur public du monde, c’est génial. La grosse différence c’est sur ce qu’on reçoit plutôt que sur ce qu’on donne. Car on donne la même chose dans les deux cas, que ce soit du hip-hop ou du classique. Même dans les grands interprètes de musique classique, je suis un grand fan de Martha Argerich, c’est une thug. Je vois pas la différence entre elle, Kanye West, Jay-Z… Elle a la même démarche, sauf que son répertoire c’est Prokofiev, Ravel… (rires)
Je trouve que l’apport du collectif The Ice Kream, participe à accentuer cet esprit d’amusement, de fête, avec les solos et les chœurs qui apportent une touche de groove et de légèreté…
T’as raison, et ce groupe peut tenir un concert à lui tout seul. Ça fait 6 ans qu’on est ensemble, on se connaît par cœur, j’aime mon groupe. Ce sont des personnalités fortes avec un esprit collectif très puissant. Quand on dit le rap est la musique de toutes les musiques, au Hip Hop Symphonique, t’as entendu l’orchestre seul ; trois voix dans une reprise d’Alicia Keys, un solo de trompette qui envoie, un super saxophoniste, un solo de trombone hyper classe, un (couple) basse-batterie et un guitariste incroyables… Et je suis content de ça, j’y pense vachement quand j’équilibre les orchestrations, le show etc.
Dans la musique t’as l’écriture, ce qui est joué en collectif et la valeur du solo. Donc j’en place toujours, ça vient de ma culture jazz. Et ça montre le lien avec le hip-hop. Le jazz français s’en fout de la racine afro-américaine, c’est un truc de dingue. Là je remets l’histoire correctement sur le rap. Aux États-Unis, quand ils faisaient une teuf chez Obama, les jazzeux et les rappeurs faisaient des trucs ensemble, et même les classiqueux. C’est là que tu te dis que ça va plus loin chez eux. Lang Lang pouvait jouer avec Herbie Hancock parce que le rap et le jazz sont dans la culture populaire américaine. En France, on pense que mélanger ça pose un problème.
À travers cette performance, ou dans tes créations originales, on ressent vraiment l’esprit hip-hop, qui se nourrit de diverses influences (funk, soul, jazz etc.). On peut parler d’un prolongement de l’esprit hip-hop jusque dans l’orchestration n’est-ce pas ?
C’était l’esprit jazz au début du 20ème, l’esprit rock au milieu du 20ème, c’est l’esprit hip-hop aujourd’hui. C’est l’esprit pour moi d’une musique populaire créative. Si un jour je ne ressens plus cette créativité dans le hip-hop, j’arrêterai. Parfois on dit que je fais beaucoup de choses différentes, mais je pense que je n’ai qu’une seule ligne : il faut que je ressente une démarche pop et un truc créatif. Ce taf-là, ce sont les artistes de rap qui le font. Quand tu vois la diversité des rappeurs… Ce sont eux qui nous permettent ça.
Il y a une grande ouverture et diversité chez eux, par rapport à des chanteurs de chanson française assez connus. Enfin moins maintenant depuis que les rappeurs ont pris leur place (rires). Ce qui manque encore, c’est la culture ou le savoir-faire de jouer avec des musiciens, des arrangements. Sur ça, le hip-hop français est encore jeune, contrairement à celui des États-Unis, d’Angleterre ou du Maroc… Quand j’entends leurs prods, comme celles d’El Grande Toto, je trouve qu’ils sont prêts, voire un peu en avance. Il y a des trucs de dingue, je me dis que ce sont déjà des Américains avant nous. En France, il y a toujours ce truc de parler des États-Unis en référence, mais faut le faire en vrai. Il faut qu’on l’entende dans les prods…
Tu dis, et tu l’assumes, que le rap c’est de la pop : les gens l’acceptent de plus en plus, mais il y en a encore au niveau des médias, des labels et des plateformes d’écoute qui préfèrent utiliser le terme « pop urbaine »…
Le rap est de toute façon la musique la plus importante. On n’arrive pas à l’appeler pop, donc on dit « urbain ». Pour moi c’est comme quand on disait « variété » pour la pop. Il y a une tradition française d’avoir peur de sa musique populaire. En plus, la musique populaire d’aujourd’hui a plus de liens avec l’Afrique et le reste du monde. Et on a encore plus peur. Déjà on avait peur de Joe Dassin et France Gall, maintenant on a peur de Niska… Mais pourquoi ? C’est vraiment un truc qui me fascine. Avec le terme urbain, il y a aussi une gestion commerciale : ça permet de faire des charts, des playlists. Économiquement, c’est intéressant. Mais c’est marrant, j’adore le mot urbain en vrai. Pour moi c’est les gens classes qui habitent la ville.